« L’enfer, c’est les autres » disait Jean-Paul Sartre. Pour moi, c’est un certain Ialda, source de mon obsession pour un shôjo des années 90: Karin (火輪) de Masumi Kawasou (河惣益巳). Grande déception en lisant l’article car ce genre de titre a peu de chance de sortir en France vu son style graphique très ancré dans les années 70 et son univers chinois (le Japon ça vend quand même mieux). Surtout, Kawasou ne jouit pas de la même réputation que Moto Hagio ou Keiko Takemiya. Bien qu’elle soit l’auteure de nombreux manga, aucun ne semble connu en Occident (je vous invite à lire l’article de xkazemg pour en savoir plus). Karin est prépubliée de 1992 à 1997 dans le magazine de Hakusensha Hana To Yume (Angel Sanctuary, Please Save My Earth) et s’étend sur 17 volumes. Sa dernière série en date, Kuro Tsubaki, est prépubliée dans le Melody (Onmyôji, Le Pavillon des Hommes et The Top Secret, des séries à lire absolument, cela va de soi), toujours chez Hakusensha, avec des protagonistes tels que geisha et acteurs de kabuki. A propos de Karin, je vous invite également à lire la chronique de Aesthetiscm (ou plutôt ses archives), surtout que celle-ci est couplée à Hi Izuru Tokoro No Tenshi de Ryoko Yamagishi. Enfin, Kawasou est née en 1959, et a débuté sa carrière dans les années 80 (la même génération que Fuyumi Soryo, Saki Hiwatari et Akimi Yoshida).
Pour bien comprendre ma frustration, il faut savoir que je suis une grande amatrice de Hôshin – L’Investiture des dieux de Ryû Fujisaki, et que je suis très sensible aux univers chinois (fictifs ou historiques) créés par des artistes japonais. Dernièrement, j’ai débuté La Fleur millénaire, j’ai regardé une saison de Saiunkoku Monogatari même si je n’aime pas la couleur rose, j’adore évidemment l’anime des Douze Royaumes, j’ai acheté Qwan de Aki Shimizu, je me suis jadis penchée sur Saiyuki de Minekura (bien que j’aie lâché l’affaire), j’en veux toujours aux romances à l’eau de rose de Fushigi Yûgi de Yuu Watase et je vais expier mes fautes en achetant prochainement tous les manga de Natsuki Sumeragi sortis chez Akata (mais j’en ai lu pas mal, en bibliothèque, ça compte?). Quand j’apprends l’existence d’un shôjo des années 90 plutôt long, s’inspirant de L’investiture des Dieux de Xu Zhonglin, avec de jolis costumes à gogo, de nombreux personnages (dont certains proviennent de la mythologie chinoise) et une intrigue tordue, je ne peux que m’y intéresser et me désespérer de ne pas pouvoir le lire en français (et même pas en scans en anglais).

Les années 90, c’était l’époque des longs shôjo fantastiques ou d’aventure, avec des personnages à foison, époque qui a vu naître des titres tels que Angel Sanctuary, X, Basara, Princesse Kaguya (volume 16 en avril, n’oubliez pas!), et j’en passe, époque certes révolue mais qui me manque aujourd’hui, depuis que les shôjo de romance au lycée sont arrivés en masse. Malgré l’intrigue compliquée et les personnages nombreux, j’ai ravalé mon désespoir et reporté celui-ci en cherchant un peu: la solution ultime fut de le lire en chinois, surtout après avoir trouvé des scans, signifiant l’existence d’une édition taïwanaise. Pour les sinophiles, Karin est édité par Daran (大然出版社) qui a aujourd’hui disparu (mes Karakuri Circus dépareillés le savent bien), de même que de nombreux manga de Kawasou (sauf Kuro Tsubaki à mon grand regret). D’ailleurs, si vous trouvez des éditions chinoises deluxe (avec coffrets et tout), méfiance (la seule édition officielle que je connaisse étant la basique, celle qui est jaune et moche)… Enfin, j’utiliserai les retranscriptions chinoises pour les noms propres (pour une fois, pas besoin de se faire chier soucier à trouver les noms japonais).

L’intrigue (sans spoiler) se penche sur une Chine antique fictive, durant la dynastie Hua. Le point de départ de la série est la disparition du Sabre du Roi Dragon qui appartient à Ao Guang, le Roi Dragon des Mers de l’Est, alors qu’il est supposé se trouver au Mont Sheng Long, un endroit réservé au Monde Céleste et Immortels (un kekkai). Tout ceci est bien embarrassant et surtout intriguant, lorsque Bai Ling découvre que le Sabre se trouve au Palais impérial, dans le monde des Humains. Pourquoi et comment le Sabre a-t-il atterri au milieu des humains, alors même qu’ils ne peuvent pénétrer un kekkai? C’est ce que va devoir découvrir Lang Li An, notre jeune héros, aux origines bien mystérieuses. Car voilà le problème: les Divinités et Immortels ne doivent pas interférer aux affaires du monde Humain, et Li An est le seul humain à la portée de Bai Ling. Li An est un orphelin que Bai Ling a recueilli et élevé au Mont Sheng Long, il ne connaît donc rien du monde humain, mais complètement dévoué à sa mère adoptive, Li An décide de se pencher sur l’affaire en se faisant passer pour un étudiant.

Cela l’emmène donc au Palais Impérial, où se trouve un Empereur compétent qui a quatre fils: le premier (Beth?) est très malade depuis toujours, le second (Ying) travaille comme son Ministre est tout indiqué pour la succession, le troisième (Shou) est officier de l’armée, et le dernier (Lü) est encore étudiant mais déjà très prometteur (et doté d’un physique de rêve, plus féminin que masculin). Li An découvre vite que le Sabre se trouve dans les mains de Shou, qui aime beaucoup les combats au corps à corps, surtout avec un autre officier, Lei. Alors que Li An se trouve au Palais, il assiste au terrible drame: Shou, armé du Sabre, décide d’assassiner aux yeux de tous son père et ses deux frères aînés, et prend très vite le poste d’Empereur. Il s’avère que c’est Lü, son petit frère, qui a manipulé son monde, en mettant dans les mains de Shou le Sabre du Roi Dragon, se servant de l’ambition de ce dernier, grâce à son homme de main et amant Lei. Seulement, Shou s’avère être un militaire plus qu’un homme doté des qualités de souverain, ce que Lü sait. Car ce prince, en plaçant Shou sur le trône, cherche à mettre fin à une ère de paix pour obtenir une ère de chaos, partant du principe que la Terre étant un miroir au Ciel, le désordre y régnera alors. L’Empereur Shou (marionnette du Prince et Ministre Lü) décide alors de mener des campagnes de guerre contre les pays du Nord (Xiang), du Sud (Zhu), de l’Ouest (Dan) et de l’Est (Bi), provoquant la rebellion des rois respectifs qui décident de destituer l’Empereur, celui-ci ne méritant pas le mandat du ciel (Lü est tout sourire).

En parallèle à tout cela, on suit notre héros Li An, dont le but est un poil moins noble, mais très respectueux d’un certain amour filial si cher à la culture chinoise. Bai Ling, alors au Mont Sheng Long lors du triple assassinat commis par l’ex-Prince Shou a retrouvé sa forme originelle de Perle, ne supportant pas le sang versé par le Sabre. Car Bai Ling est en réalité l’une des Trois Perles ornant le Sabre du Roi Dragon (le trésor des Mers, au passage) devenue Immortelle suite à l’exposition depuis des millénaires (?) à la lumière céleste, de même que ses deux sœurs. Les Trois Perles sont: Bai Ling (la Perle Blanche), Hei Shao (la Perle Noire, que Li An découvre entre les mains du Prince Lü) et Yu Hua (la Perle Dorée). Lorsque Li An revient au Mont Sheng Long, il ne retrouve qu’Ao Guang lui annonçant la triste nouvelle. Car il faudra sans doute des siècles voire plus de temps pour Bai Ling afin de retrouver une forme humaine. Li An, simple humain, est alors désespéré, ne pouvant vivre assez longtemps pour revoir la personne la plus importante de sa vie: sa môman. Il décide donc de récupérer le Sabre du Roi Dragon et de devenir Immortel afin de revoir Bai Ling lorsqu’elle reprendra forme humaine. Li An se lie aussi d’amitié avec un immortel qu’il considère comme son maître: Yang Jian. Tout ceci est l’occasion pour le jeune homme d’aller vers l’aventure et de grandir, d’en apprendre plus sur lui et sur le monde. Fin du synopsis (il était temps)

Je suis désolée pour ce long synopsis mais je ne voyais pas trop comment résumer tout ça autrement. L’univers du manga est particulièrement foisonnant, et je n’ai même pas parlé de tous les personnages! Car il faut se le dire, cette série est démesurée, tout simplement la plus over the top (comme le film sur le bras de fer écrit par Stallone) qu’il m’a été donné de lire. Si vous cherchez une série avec des excès de partout, vous avez frappé à la bonne porte. Excès déjà par son nombre même de personnages (et puis leurs titres et leurs fonctions!), par le nombre de tragédies et sous-intrigues, par le nombre de révélations (au moins une par volume!), par l’expression d’étonnement des personnages (presque un étonnement par page, à la Riyoko Ikeda, on pourrait en faire un tumblr!), par le nombre de tenues différentes, par les tenues elles-mêmes, abominablement difficiles à porter, par les cheveux toujours super longs (sauf le chauve, échappé de Sabu et Ichi), par les changements de sexes fréquents, par les possibilités d’histoires d’amour (boys love, hétéro, bi, trans, inceste, différence d’âge – en même temps chez les immortels…), par l’intrigue principale mêlant Terre et Ciel, et puis surtout, par la notion de temps (chez les immortels, ça ne compte pas! On peut alors voir des flashbacks genre « je me souviens il y a 1000 ans, … » mais évidemment). Celui ou celle qui cherche la sobriété a décidément cogné à la mauvaise porte, tant les planches sont chargées, mais extrêmement belles grâce aux détails sur les tenues, aux coupes de cheveux, et tout cela a même un côté vieux shôjo qui ne me déplaît clairement pas. Les amatrices – et amateurs – de boys love seront comblé(e)s avec les différentes histoires d’amour (et de coucherie…), et même une scène de tentative de viol récurrente (et comique).


Et malgré tous ces excès, et c’est là la force de Masumi Kawasou, on y croit et on entre totalement dans le délire. La narration est accrocheuse et rappelle en effet les shôjo des années 70, avec les personnages qui s’étonnent pour un oui pour un non, ce qui finalement est drôle avec un certain recul, mais m’a aussi étonnée en pleine lecture, car j’étais totalement à fond, portée par l’histoire du manga (alors qu’il faut bien l’avouer, on n’arrête pas d’aller plus loin: le fameux Troisième Oeil, symbole de l’Empereur du Ciel qu’on retrouve chez plein de personnages au final, ou encore les changements de sexes de Lü qui s’étendent aussi à d’autres, le syndrome des super saiyan dans Dragon Ball?). C’est simple, alors qu’on vient de se remettre d’une révélation, une autre surgit d’un coup, et ceci jusqu’à la fin. La narration et les personnages, même nombreux, constituent les points forts de Karin, en plus d’un décor particulièrement immersif (me concernant) et d’une mythologie chinoise dans laquelle Kawasou puise ses idées.

Côté mythologie chinoise, on y trouve de tout: l’Empereur de Jade, le célèbre immortel Yang Jian (celui qui se la joue beau gosse dans Hôshin et qui aime se transformer en Daji…), le Roi Dragon des Mers de l’Est Ao Guang, La Grand-Mère de l’Ouest, Le Roi de l’Est, la Princesse Long Ji (qu’on a vue sous le nom de Gong Zhu – qui signifie « princesse » – dans Hôshin), les différents endroits (Palais de Cristal sous la mer, Palais de l’Empereur de Jade, le Mont Peng Lai et son Lac Yao où sont organisés des garden party avec dégustation de pêches d’immortalité), les nuages magiques (des moyens de locomotion pratiques), les Divinités des quatre points cardinaux (qu’on connaît sous les noms japonais Suzaku, Byakkô, Seiryu et Genbu, merci Yuu Watase) et certaines bestioles de la mythologie chinoise sont aussi visibles (dragon, phénix, tortue, tigre blanc, qilin). Mais tout ceci constitue un véritable foutoir, car Kawasou a inventé tout un tas de personnages fictifs, mais aussi fusionné certaines fonctions (le Roi Dragon des Mers de l’Est est aussi Seiryu, ce qui n’est pas le cas dans la mythologie chinoise, Suzaku n’est pas un phénix mais un oiseau qui commande les autres, mais la confusion est très fréquente).

L’intrigue principale ressemble beaucoup à celle de L’investiture des dieux, à savoir la fin d’une dynastie représentée par un empereur qui ne mérite pas sa place. Et d’autant plus l’Empereur Shou, vu la manière à laquelle il obtient le trône. C’est donc cette idée d’une dynastie qui doit finalement être remplacée, pour donner un règne plus juste. Cette partie concerne plutôt les humains, et on y voit donc des champs de batailles, avec une rébellion qui s’organise et un futur empereur à mettre sur le trône. Mais le tout est lié aux immortels et leurs sous-intrigues, qu’on découvre petit à petit, avec évidemment révélation à chaque page. Les flashbacks sont donc très fréquents (on reconnaît ces moments grâce aux contours des cases) et remontent souvent loin: parfois à 300 ans, parfois 600 ans, ou encore 1000 ans (tant qu’on y est…), et c’est vraiment tout au long de la série qu’on découvre les relations entre les immortels, les rancœurs du passé, les objectifs de chacun, les jalousies. Les relations entre les personnages sont parfois complexes, profondément ancrées sur la durée, les sentiments étant entremêlés parfois entre le pardon, la haine, l’amour, il n’y a donc pas vraiment de méchant lorsqu’on y réfléchit bien à la fin.



Au milieu de toutes ces magouilles, on a Li An, personnage dont on sait peu de choses, qui sait lui-même peu de chose, seul personnage foncièrement gentil et incroyablement naïf de la série (ou presque), car tout le monde complote au moins un truc ou deux. Surtout Yang Jian, incroyablement charismatique (très populaire auprès des femmes, sa beauté n’était donc pas qu’un délire de Ryu Fujisaki), cache bien des choses, et on ne sait jamais vraiment ce qu’il trame. Le Prince Lü (non pas de mauvaises blagues sur les gâteaux…) est doté d’un charme voluptueux et surtout mystérieux, on ne sait jamais, avec ses changements fréquents de sexe, s’il s’agit d’une femme ou d’un homme. D’ailleurs, je pense que c’est lui qui gagne le palmarès de scènes de coucheries ou de seins à l’air. Ah oui, j’aurais dû le dire plus tôt: la série regorge de femmes nues dotées d’attributs généreux (et je dois vous dire que Kawasou dessine superbement les tétons en plus…), il y a souvent des scènes au lit, bref, on est dans un manga avec des personnages adultes qui font un peu ce qu’ils veulent de leurs fesses. Mis à part Li An (et la craintive, douce et faible Bai Ling), je n’ai pas vu de « cruches » abonnées aux shôjo ni de pathos.


La comparaison de Ialda avec le shôjo Angel Sanctuary n’est donc pas volée, à ceci près qu’avec les délires taoïstes, Karin s’avère encore plus ardu à comprendre. Les personnages sont charismatiques, beaux, mais aussi très forts, dotés d’une certaine volonté, chacun agissant pour accomplir ses objectifs, parfois cruels, ce sont des figures assez marquantes au final. Le dépaysement est total, et on se prend vite au jeu, grâce aux talents de narration, de dessin (à condition de s’habituer au style) et de mise en scène de Masumi Kawasou. On ne sait jamais vraiment trop à quoi s’attendre dans cette série, la narration n’étant pas linéaire, composée de sous-intrigues et de flashbacks à gogo, c’est donc complètement imprévisible. Au final, on suit surtout l’apprentissage de Li An à la vie. Moi qui étais en manque de shôjo fantastique avec de l’aventure dans le style des années 90, j’ai été comblée et je dois dire que j’ai donc adoré Karin. Sûrement pas un indispensable de la culture shôjo, mais un indispensable pour tout amateur d’immortels chinois qui complotent de partout. Et vu que la série n’est pas historiquement culte, qu’elle n’est pas assez vintage (malgré son dessin), et que l’auteure n’est pas si connue, les chances de voir ce titre traduit en français semblent minces… Tout cela m’a donné envie de relire Hôshin.

J’allais oublier: le titre signifie « Cercle de feu », je me suis demandée si cela faisait référence aux baobei de Nezha, ou encore, s’il s’agissait d’une image pour le personnage de Suzaku (qui représente le feu, et qui est un phénix pouvant se regénérer de ses flammes dans la série, personnage qui revient pour « boucler la boucle »). La réponse se trouve dans le dernier petit mot de l’auteure: il s’agit du soleil, c’était tout bête: une boule de feu quoi… Enfin, j’aime beaucoup les petits mots de Kawasou, on apprend ainsi que comme le pays de Bi se trouve à l’Est, elle a voulu lui donner des côtés très japonais. Le pays de Dan, à l’Ouest, ressemble beaucoup à un pays arabe des Mille et Une Nuits (et ses habitants ont une apparence de l’Ouest: cheveux clairs, yeux clairs). Dans un de ses mots aux lectrices (et lecteurs), Kawasou parlant de son inspiration pour Karin de L’investiture des Dieux, considéré comme l’un des quatre plus grands romans chinois aux côtés des Trois Royaumes, Au Bord de l’eau et Le Voyage en Occident, ce qui est réfuté par la traductrice taïwanaise qui enlève L’investiture des Dieux de la liste, citant à la place Fleur en Fiole d’Or. En effet, il se trouve que L’investiture des Dieux, par le succès de sa traduction japonaise, est considéré à tort comme l’un des quatre plus grands romans chinois par les mangaka (j’ai lu la même erreur dans les bonus de l’édition française de Hôshin). Ce qui est curieux, c’est de voir Fleur en Fiole d’Or dans cette correction, mais pas Le Rêve dans le Pavillon rouge, véritable fleuron de la littérature chinoise.




