A force de m’intéresser à Moto Hagio (notamment son Marginal) ou à Shio Sato, en passant par Matt Thorn (un des fournisseurs principaux de cette came rare et précieuse en langue anglaise), j’ai fini par très souvent croiser un nom: Ursula Le Guin, et surtout, un drôle de titre: The Left Hand of Darkness ou La main gauche de la nuit. Oui, un titre, vraiment étrange à mes yeux, mais qui a influencé des mangaka dont j’estime le travail très intéressant (ou je le suppose, vu le peu que j’ai pu lire d’elles), et un des romans préférés de Matt Thorn. La passion des manga mène parfois vers des chemins surprenants, et ce fut pour moi l’occasion de découvrir vraiment Ursula Le Guin. Il m’est arrivé, il y a plusieurs années, après avoir vu le film de Goro Miyazaki, de me pencher sur Terremer, parce que je n’en avais pas compris grand chose. Je n’avais à l’époque pas accroché à cette fantasy, sûrement parce que je m’attendais à une aventure merveilleuse. Finalement, je dois dire que les manga m’ont donné une seconde chance car La main gauche de la nuit fut une réelle découverte, celle d’une auteure fabuleuse pleine d’idées, de subtilité, d’intelligence, et tout cela avec une pointe de féminisme.
La main gauche de la nuit fait partie du Cycle de l’Ekumen, parfois nommé Cycle de Hain, qui regroupe des romans indépendants se déroulant dans un univers commun. Dans cet univers, de nombreuses planètes peuplées d’humains forment une sorte de gouvernement interplanétaire appelé la Ligue de tous les mondes ou Ekumen. L’action prend place dans un futur très lointain, la Terre fait partie de ce gouvernement et les voyages dans l’espace sont monnaie courante. Une autre caractéristique de cet univers est la découverte de l’ansible, un appareil permettant de communiquer instantanément entre deux personnes, peu importent les distances les séparant. Genly Aï, originaire de la planète Terre, travaille pour l’Ekumen. Il est envoyé sur la planète glaciale Géthen (ou Nivôse en terrien) pour que celle-ci rejoigne l’Ekumen. Sa mission est de s’infiltrer sur la planète seul afin de convaincre ses dirigeants. La grande particularité de Géthen, outre son froid à couper le souffle, provient de ses habitants: il n’y a pas de genre féminin ou masculin.
Le fait d’avoir un héros masculin et terrien permet une identification. Genly Aï est particulièrement troublé par le caractère non genré sur Géthen, et passe tout son temps, à travers ses préjugés sur le genre féminin, de décider si untel est plutôt un homme, ou plutôt une femme. Notamment, le côté mesquin, un peu fouine, qui inspire la méfiance, est attribué à la féminité (un aspect de la personnalité d’Estraven avec lequel il a beaucoup de mal). Le côté misogyne de Genly Aï est bel et bien là, et toute l’absurdité que montre Le Guin réside dans le fait que cela n’a aucun sens sur cette planète. Mais surtout, Le Guin soulève la question du genre comme une obsession dans notre quotidien, et prend une importance capitale: nous sommes avant tout un homme ou une femme, avant même d’être un être humain, avec ses défauts, ses qualités ou sa personnalité. Avec La main gauche de la nuit, Ursula Le Guin écrit un roman de science-fiction aux idées féministes (le roman date de 1969). Un monde dans lequel l’égalité serait atteint pourrait donc ressembler à Géthen.
Au-delà de cet aspect féministe, La main gauche de la nuit se révèle intéressant dans sa narration, du moins de mon point de vue, n’étant pas habituée à lire de la science-fiction. Ursula Le Guin a une formation d’ethnologue, ce qui se ressent dans son travail. Dans La main gauche de la nuit, l’intrigue ne semble pas tenir une très grande place. Je ne dis pas qu’elle est inintéressante, qu’elle est inexistante, mais ce n’est pas ce qui m’a le plus frappée. Ce qui m’a beaucoup plu dans ce roman, c’est la manière avec laquelle Ursula Le Guin s’intéresse à Géthen, sa manière de construire les cultures, les coutumes, les religions, les philosophies sur Géthen (et même la sexualité). La géopolitique est bel et bien présente, et celle-ci fait partie du coeur de l’intrigue. Ursula Le Guin n’hésite pas à alterner les chapitres: légendes et contes de Géthen, rapports scientifiques, narration partagée entre deux personnages: Genly Aï le Terrien et Estraven le Géthénien. Elle prend son temps pour développer son univers, afin que le lecteur puisse se familiariser à Géthen. Le rythme est lent et très introspectif, et c’est peut-être ce qui rend parfois Le Guin hermétique (notamment sur Terremer, pour ma part).
Voici un très beau roman, dans lequel se développe une grande amitié pleine de respect et de compréhension. Le tout traité avec intelligence, subtilité, avec un côté philosophique très présent. Les deux pays dans lesquels se déroulent l’histoire sont gouvernés par des régimes politiques très différents: une monarchie, et un régime bureaucratique avec une liberté d’expression restreinte. Il y a à mes yeux quelques longueurs, notamment lors du voyage qui développe la relation entre les deux protagonistes. Avec La main gauche de la nuit, je redécouvre enfin Ursula Le Guin, et tout cela m’a donné envie de lire d’autres romans du Cycle de l’Ekumen, et en particulier Les Dépossédés. Enfin, pour la petite histoire, La main gauche de la nuit est le quatrième volet du cycle.
Il faudra peut-être que je donne une autre chance à Ursula, comme ton texte m’y incite 🙂
À noter que l’ansible tient une place très importante dans la série Ender d’Orson Scott Card.
Apparemment, l’ansible aurait été imaginé par Ursula Le Guin 🙂 http://fr.wikipedia.org/wiki/Ansible . N’étant pas une habituée de la SF je ne connaissais pas ce mot et je n’imaginais pas qu’il était aussi employé dans d’autres romans SF.
J’essaierai de relire une fois le premier Ender, je crois avoir décroché à la moitié, je ne sais même plus si je l’ai terminé.
Dans l’univers de La main gauche de la nuit, je voulais ajouter que sur Terre, les femmes comme les hommes travaillent et peuvent être envoyés en mission pour le compte de l’Ekumen. Pourtant, le caractère attendu d’une femme est souvent celui de la douceur, qui reste prégnant. C’est une société avancée, et malgré tout, Genly Aï, comme beaucoup d’hommes au final, ne se détache pas de ses préjugés envers le genre féminin.
Enfin, pour Ursula Le Guin, j’ai tout de même une préférence pour Les Dépossédés 🙂 . J’essaierai de ne pas trop glander et d’écrire quelque chose, même brièvement. Pas cool d’abandonner le blog. Enfin, j’ignore si tu aimeras. J’ai quand même l’impression que Le Guin, ça reste spécial, faut aimer. J’ai un ami qui lui aussi a eu beaucoup de mal avec Terremer, et ça l’a bloqué. Après, les choses peuvent changer, ce fut mon cas.