bandes dessinées, sinophilie

Le Moine fou

Pour célébrer les 25 ans du Moine fou, Dargaud a sorti une édition intégrale limitée des Voyages de He Pao en format « manga ». Ce fut mon premier contact avec l’univers du Moine fou, contact purement visuel se résumant évidemment à un feuilletage en librairie. Petit aparté, cette édition n’est pas recommandée de mon point de vue car elle ne regroupe que les 4 premiers tomes de la série qui en compte 5 dans sa totalité, sans parler de la différence de format (franco-belge traditionnel). Il s’est avéré finalement que Les Voyages de He Pao est la suite d’une autre série, Le Moine fou. Le Moine fou est une série de Vink avec Cine aux couleurs, sortie entre 1984 et 1999 chez Dargaud comptant 10 tomes dans sa totalité. Une édition intégrale en 2 tomes existe également pour cette série (c’est ainsi que je l’ai lue).

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Vink est Vietnamien et a quitté son pays pour la Belgique. Son inspiration pour Le Moine fou provient de la lecture des romans de Jin Yong, lorsqu’il était au Vietnam. Gros aparté à partir de là. Jin Yong est un auteur très célèbre dans le monde chinois et même dans le reste de l’Asie pour ses romans de wu xia, le cape et d’épées chinois. Le plus célèbre représentant de ce genre dans le monde occidental n’est autre que le film Tigre et Dragon de Ang Lee. Les romans de Jin Yong, auteur culte souvent comparé à un Tolkien du wu xia, sont très adaptés en films ou en séries télé. Pour les traductions françaises, elles se battent en duel, et je n’ai pu lire qu’un seul roman wu xia: Les quatre brigands du Huabei de Gu Long, chez Picquier, que j’ai par ailleurs adoré. La saga Tigre et Dragon de Wang Dulu a été partiellement traduite chez Calmann Lévy (2 tomes sur 5, chaque tome étant divisé par 2 en français, ne pas compter sur la fiche de l’éditeur pour connaître le nombre de tomes prévus). La légende des héros chasseurs d’aigles de Jin Yong a été éditée par You Feng, la traduction du tome 2 se traînant une très mauvaise réputation. On peut aussi ajouter Les aventures de Chu Liuxiang de Gu Long, toujours chez You Feng (2 tomes).

C’est cyclique, j’ai parfois une grande envie de lire du wu xia, mais je ne lis que très peu le chinois. C’est dans un de ces moments que j’ai fini par repenser au Moine fou de Vink. A vrai dire, Les Voyages de He Pao a toujours trotté dans ma tête, mais c’est l’article de Bidib sur Chinaman qui m’y a refait penser. Je ne connais que très peu la bande dessinée franco-belge adulte (dans le format 48 pages, couverture cartonnée et pages en couleurs), et j’ai trouvé intéressant de lire une série de ce type, d’inspiration wu xia, dans des décors chinois, et tout cela bien avant l’influence manga d’aujourd’hui (en particulier sur les productions se déroulant dans un univers asiatique). Et tout ceci m’a encore plus donné envie, lorsque j’ai appris que Vink est un Vietnamien d’outre-mer. A propos de l’édition « manga » des Voyages de He Pao, Dargaud dit ceci sur son site: « D’origine vietnamienne, celui-ci a en effet tout simplement réalisé l’un des premiers mangas franco-belges ! », chose que je réfute complètement, et c’est bien ce qui rend cette bande dessinée si intéressante. Enfin, j’ai appris dans l’édition intégrale que c’est sur une idée de Cine que Vink a fait de son héroïne une adolescente occidentale, pour une meilleure identification du lectorat.

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Synopsis: Le décor du Moine fou est celui de la Chine de la dynastie Song (960-1279 orthographié Sung dans le premier tome) dont les frontières sont affaiblies, le territoire étant constamment envahi par les Jins également appelés barbares. He Pao (Joyau du Fleuve) est une jeune adolescente de 13 ans, constamment fagotée comme un garçon et surnommée Petit Barbare. Car elle n’est pas Han (ou Chinoise), c’est une Occidentale orpheline ayant été adoptée par un couple de paysans Hans ne parvenant pas à avoir d’enfant. Petit Barbare va quotidiennement garder les buffles avec les enfants du voisinage et de son âge. Cette petite vie bascule le jour où ses parents adoptifs sont assassinés par un groupe d’hommes fous pratiquant un art martial dangereux: celui du Moine fou. He Pao est alors recueillie par des nonnes bouddhistes itinérantes qui prodiguent des soins sur leur route. Rongée par l’envie de vengeance, celle-ci finit par apprendre l’art martial dangereux du Moine fou: un art martial redoutable mais qui rend petit à petit fou celui qui le maîtrise. He Pao voyage donc dans l’espoir de rencontrer son maître, le Moine fou, mais s’apercevra sur sa route que cet art martial est également très convoîté.

Avis: Ce qui marque au premier contact avec Le Moine fou, c’est le graphisme réaliste de Vink mêlé aux couleurs de Cine. Chaque planche est très belle, et les couleurs confèrent au tout un cachet unique. Les paysages chinois sont particulièrement réussis, surtout les montagnes et la brume. Le décor est donc planté, et l’exotisme tant recherché est donc atteint. Au niveau des personnages, le style est réaliste, les visages asiatiques sont pour le coup réussi. Le reproche que je ferais, graphiquement, est sur l’héroïne, He Pao. Alors qu’elle n’a que 13 ans au début de l’histoire, je trouve qu’elle ressemble beaucoup à une adulte. J’ai même l’impression que cette jeune femme a 25 ans pour tout dire. Au tout début, Vink et Cine ont l’air de se chercher, le premier album ayant par moments des couleurs un peu criardes (mais ceci est peut-être dû à l’impression?) et le dessin étant parfois moins joli. Mais le duo parvient très vite à trouver ses marques, et cela dés le premier tome. Le style est purement franco-belge: pas de lignes de vitesse à tout va, une narration un peu plus lente que dans les comics et manga, un découpage rectangulaire, c’est bien ce que je cherchais. Le dessin est parfois un peu figé.

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Le Moine fou est une bande dessinée qui repose sur son charme exotique avant tout. He Pao emmène le lecteur (et la lectrice) en voyage, avec elle, et sillonne les quatre coins de la Chine pour accomplir sa quête. On la suit même, le temps d’un album, en Corée. Je ne cache pas que j’ai eu du mal à me mettre dans le bain au début de l’histoire: He Pao, rongée par la vengeance et par la soif de puissance, n’est décidément pas attachante ni sympathique. C’est un personnage nuancé, beaucoup moins gentil que ce que j’ai l’habitude de voir dans les histoires d’aventure et d’arts martiaux (après, je lis surtout beaucoup de manga). Par la suite, elle montre un esprit chevaleresque dont tout protagoniste de wu xia est doté. Elle ne s’attache pas non plus aux lois du pays, mais à sa propre morale. La plupart des personnages croisés, comme souvent dans le wu xia, évoluent dans l’univers des arts martiaux, et sont mendiants, vagabonds, bandits, religieux. Ce sont des rebelles qui vivent comme ils l’entendent, tout en étant dotés d’un certain sens de l’honneur. Les aventures de He Pao, à l’image de ce qu’on peut voir dans les wu xia, sont nuancées, pas de bien contre le mal, mais surtout une quête après l’accès à un savoir par trop dangereux. Finalement, il n’y a pas de « méchants » et les alliances à He Pao peuvent parfois être mouvantes. Les compagnons de route se font et se défont: He Pao est accompagnée de Kim Ju, et de Petit Li ensuite. Le rythme est lent, ce qui confère une ambiance particulière à la série qui est hors du temps, m’évoquant le film Touch Of Zen. La narration n’est pas toujours des plus fluides, j’ai même eu l’impression qu’elle se faisait confuse par moment.

L’histoire est faite de voyages, d’aventure et d’arts martiaux. He Pao n’est pas, à partir du moment où elle prend conscience de sa puissance, un personnage en quête de puissance, alors qu’on a l’habitude, surtout par les manga, de voir des personnages devenir de plus en plus forts. He Pao désire plus que tout ne pas finir folle. La puissance et la connaissance sont vécus comme un fardeau pour He Pao. A la fin de la série, le mystère entourant le Moine fou n’est pas complètement résolu, mais He Pao finira par renouer avec ses origines, s’intéressant aussi au nauffrage ayant coûté la vie à ses parents biologiques. La fin reste ouverte, et on quitte He Pao qui continue sa route, tout ceci étant raconté dans Les Voyages de He Pao. Le Moine fou est une série qui se mérite, dans le sens où elle n’est pas accrocheuse telle un blockbuster, méritant un temps d’adaptation. L’exotisme marche très bien, il faut dire que le genre wu xia est déjà en soi exotique, les auteurs (surtout de Taiwan et Hong Kong) ayant écrit au 20ème siècle sur un passé fantasmé, un monde flottant, plein de voyages, de libertés et d’arts martiaux mystiques (personnes qui volent, etc…), dans une Chine continentale qu’ils ont souvent dû quitter. La série a en tout cas bien fonctionné sur moi, et même si sur le coup, je ne l’ai pas ressenti ainsi, je parviens encore à me souvenir de cette atmosphère particulière qui imprègne la série bien après sa lecture.

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Petit aparté: chose curieuse, le neuvième et avant-dernier album, intitulé Le tournoi des licornes, s’intéresse à ce que nous connaissons sous le nom « danse du lion » (littéralement, même chose en chinois), et c’est bien de cela qu’il s’agit puisque l’intrigue se déroule lors du nouvel an chinois. Si quelqu’un sait quelque chose à ce sujet… Peut-être les Vietnamiens appellent cela « danse des licornes »? En chinois, l’animal mythique s’approchant de notre licorne se nomme qilin (ou kirin en japonais, comme la marque de bière).

6 réflexions au sujet de “Le Moine fou”

  1. Ca donne très envie de lire. En tout cas ton analyse est détaillée et passionnante 🙂

  2. @ManuSW: ça ne sent pas du tout la galère dans vos rangs 🙂 . C’est dommage, un tas de personnes écrit super bien mais parle beaucoup plus d’anime que de manga.

  3. Et ben, voilà qui me donne envie de découvrir cette série. Ton article est intéressant et j’ai hâte d’avoir la BD entre les mains pour me faire ma propre idée. En tout cas, j’aurais appris plein de chose ce soir, je connaissais pas du tout le wu xia

    1. Tu n’en as pas beaucoup appris alors, vu le peu que je connais du wu xia. La faute à mon non-goût du drama d’ailleurs, vu le nombre d’adaptations dans ce format-là. Il y a aussi plusieurs films qui tirent leur substances de romans wu xia dont Les Cendres du temps de Wong Kar Wai qui donne quelque chose d’extrêmement curieux (à partir de personnages de La Légende du héros chasseur d’aigles de Jin Yong, je crois). The Swordman de King Hu est également tiré d’une saga de Jin Yong. Il y en a évidemment bien d’autres, et même des parodies (au goût plus ou moins douteux) vu que le cinéma de Hong Kong adore ça…

      Je n’ai pas vu la série très célèbre de La légende du héros chasseur d’aigles (Legend of the Condor Heroes) produite par TVB dans les années 80 (avec le générique chanté par Andy Lau xD), c’est l’adaptation la plus célèbre de la saga de Jin Yong, même si il y en a eu plein d’autres. Il y a aussi une adaptation animée, une co-production sino-japonaise, que je n’ai pas vue en entier (2 saisons sur 3) qui adapte le second cycle du Héros chasseur d’aigles.

      Ce que je n’ai pas dit du wu xia, c’est que le genre puise son inspiration du fameux roman fleuve Au bord de l’eau.

      Je sais que ça ne plaira sûrement pas à tout le monde (vu son rythme lent et son ambiance particulière et sa fin ouverte), mais il faut essayer Le Moine fou.

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